Une première approche

Considérons un ensemble $\mathcal{E}$ totalement ordonné contenant l'ensemble des nombres réels ( 1 ). Un élément $\varepsilon$ de $\mathcal{E}$ est un infiniment petit positif ( 2 ) si $\varepsilon>0$ et pour tout réel positif $x$, $\varepsilon<x$. Un élément $\omega$ de $\mathcal{E}$ est un infiniment grand positif ( 3 ) si $\omega>0$ et pour tout réel $x$, $\omega>x$.

Existe-t-il, relativement à cette définition, un nombre réel infiniment petit ? Soit $\varepsilon$ un réel positif tel que pour tout réel positif $x$, $\varepsilon<x$. Le corps ordonné des nombres réels est archimédien, c'est-à-dire que pour tout réel strictement positif $x$ et tout réel positif $y$, il existe un entier naturel $n$ tel que $n \cdot x > y$. Si nous supposons $\varepsilon>0$, nous pouvons alors écrire qu'il existe un entier naturel $n$ tel que $n \cdot \varepsilon > 1$, donc tel que $\varepsilon > \frac{1}{n}$, ce qui est contradictoire. On en conclut que $\varepsilon=0$.

Considérons à présent, $\textbf{R}(\omega)$ le corps des fractions rationnelles à coefficients réels d'indéterminée $\omega$. Ce corps est une extension de R. On y définit la relation suivante : pour $\alpha$ et $\beta$ deux éléments de $\textbf{R}(\omega)$, on note $f$ et $g$ les fonctions rationnelles associées ; on a $\alpha < \beta$ si et seulement s'il existe un nombre réel M tel que pour tout $x>\textrm{M}$, $f(x)<g(x)$. Il est simple d'établir qu'il s'agit d'une relation d'ordre strict.

Théorème    La relation $<$ est une relation d'ordre total sur $\textbf{R}(\omega)$.

Le lecteur pourra s'il le souhaite vérifier les lemmes suivants.

Lemme 1    Si $\alpha$ est un élément de $\textbf{R}(\omega)$, alors $\alpha = 0$ ou $\alpha < 0$ ou $\alpha > 0$.

Lemme 2    Soit $\alpha$ un élément de $\textbf{R}(\omega)$ tel que $\alpha > 0$ et $f$ la fonction rationnelle associée. Si $\deg(\alpha)=0$ alors $f$ admet un nombre positif pour limite en $+\infty$ et si $\deg(\alpha)>0$ alors $f$ admet $+\infty$ pour limite en $+\infty$. ( 4 )

Lemme 3    Soit $f$ une fonction rationnelle non constante, tendant vers 1 en $+\infty$. Il existe un nombre réel M tel que pour tout $x>\textrm{M}$, $f(x)<1$ ou tel que pour tout $x>\textrm{M}$, $f(x)>1$.

Démonstration    Soit $\alpha$ et $\beta$ deux éléments de $\textbf{R}(\omega)$. Pour démontrer que $\alpha$ et $\beta$ sont comparables il suffit, d'après le premier lemme, d'observer trois cas : $\alpha > 0$ et $\beta > 0$ ; $\alpha < 0$ et $\beta < 0$ ; $\alpha > 0$ et $\beta < 0$. Le troisième est trivial. Nous n'étudierons donc que le premier cas, le deuxième étant similaire au premier.

Notons $f$ et $g$ les fonctions rationnelles associées respectivement à $\alpha$ et à $\beta$ ; $\textrm{M}_1$ le nombre réel tel que pour tout $x>\textrm{M}_1$, $f(x)>0$ ; $\textrm{M}_2$ le nombre réel tel que pour tout $x>\textrm{M}_2$, $g(x)>0$.

Si $\deg(\alpha)>\deg(\beta)$ alors, d'après le deuxième lemme, la fonction rationnelle $f/g$ tend vers $+\infty$ en $+\infty$. Il existe donc un nombre réel N tel que pour tout $x>\textrm{N}$, $f(x)/g(x)>1$. Posons $\textrm{M}=\max\{\textrm{M}_2 ; \textrm{N}\}$. Ainsi pour tout $x>\textrm{M}$, $f(x)>g(x)$, donc $\alpha>\beta$.

Si $\deg(\alpha)<\deg(\beta)$, on procède de même pour la fonction rationnelle $g/f$ et on obtient $\alpha < \beta$.

Si $\deg(\alpha)=\deg(\beta)$ alors, d'après le deuxième lemme, la fonction rationnelle $f/g$ tend vers un nombre positif $\ell$ en $+\infty$. On a $\ell>1$, $\ell<1$ ou $\ell=1$.

Si $\ell>1$, alors il existe un nombre réel N tel que pour tout $x>\textrm{N}$, $f(x)/g(x)>1$. Posons $\textrm{M}=\max\{\textrm{M}_2 ; \textrm{N}\}$. Ainsi pour tout $x>\textrm{M}$, $f(x)>g(x)$ et donc $\alpha>\beta$.

Si $\ell<1$, la démarche est identique au cas précédent et $\alpha < \beta$. Enfin, si $\ell=1$, le troisième lemme permet de conclure.

Pour être complet, remarquons de plus que la relation d'ordre considérée est compatible avec l'addition et la multiplication dans $\textbf{R}(\omega)$. (La démonstration est immédiate.) Nous pouvons donc conclure que $\textbf{R}(\omega)$ muni de cette relation d'ordre est un corps ordonné étendant R. On se permettra par conséquent d'utiliser le mot nombre pour désigner un élément de ce corps.

Observons à présent le nombre $\omega$. Il s'agit d'un infiniment grand, car pour tout $x \in \textbf{R}$, $x<\omega$. En outre, pour tout $x \in ]0 ; +\infty[$, $x>\frac{1}{\omega}$. Le nombre $\frac{1}{\omega}$ est donc un infiniment petit. Toute expression contenant $\omega$ ne conduit pas nécessairement à un infiniment grand ou un infiniment petit. Ainsi $\frac{\omega}{\omega+1}$ peut être interprété comme un nombre infiniment proche de 1. En effet, $1-\frac{\omega}{\omega+1}=\frac{1}{\omega+1}$ est un infiniment petit. On constate d'ailleurs, qu'il n'y a aucun nombre réel figurant dans l'intervalle $\left]\frac{\omega}{\omega+1} ; 1\right[$.

La construction que nous venons d'étudier a l'avantage d'être simple. Elle est malheureusement trop limitée pour que l'on puisse songer à en faire un usage sérieux. Elle ne nous procure aucun moyen, par exemple, de donner un sens à des expressions telles que $\sqrt{\omega}$ ou $\omega^{\omega}$. Pour en découvrir davantage, il est nécessaire d'avoir recours à une construction plus élaborée. Il en existe deux : celle de J. H. Conway, reprise par D. E. Knuth [4] et celle, plus récente, développée par H. Gonshor [3]. C'est cette dernière que nous allons aborder à présent.



Notes

... réels ( 1 )
Plus précisément, l'étendant en tant qu'ensemble ordonné.
... positif ( 2 )
La définition d'infiniment petit négatif est similaire.
... positif ( 3 )
Même remarque pour infiniment grand négatif.
.... ( 4 )
Le degré d'une fraction rationnelle est la différence des degrés du numérateur et du dénominateur.

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